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De la nécessité de contre-pouvoirs par Jean Tirole

Recherche et presse

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12/03/2024

Dans sa tribune initialement publiée dans l'Obs le 10 février dernier, Jean Tirole, Président Honoraire de TSE, s'intéresse aux défis complexes auxquels nos démocraties sont confrontées. 

Il évoque notamment le problème des dirigeants qui cherchent à renforcer leur pouvoir en affaiblissant des éléments cruciaux tels que les médias indépendants et les institutions judiciaires. Il souligne  la nécessité de protéger ces institutions contre les attaques qui pourraient compromettre l'équilibre démocratique. Il se questionne également sur le concept de souveraineté populaire, se demandant dans quelle mesure le peuple doit avoir le dernier mot sur les décisions de gouvernance.

Il explore aussi la nécessité d'une vigilance constante pour maintenir la séparation des pouvoirs, mettant en garde contre les risques associés aux lois ambiguës amenant à une ingérence excessive des juges dans le domaine législatif. Il explique  l'importance d'une révision continue pour adapter les constitutions aux évolutions de la société.

Enfin, il aborde la question de la démocratie délibérative et des référendums, en analysant les avantages et les limites de ces mécanismes de participation citoyenne. Il met en avant la nécessité de trouver un équilibre entre la volonté populaire et la protection des droits des minorités. Il explique aussi qu'il est important de considérer les conséquences à long terme des décisions impulsives. 

Il appelle  donc à une réflexion sur la manière de préserver et de renforcer nos institutions démocratiques pour assurer le bon fonctionnement de la démocratie.


Tribune à découvrir ci-dessous : 

"De Poutine à Erdogan, de Netanyahou à Orban, les autocrates parvenus à la tête de gouvernements par la voie électorale s’efforcent de consolider leur victoire en laminant progressivement les contre-pouvoirs : les médias et les branches indépendantes de l’Etat pouvant s’émanciper du pouvoir en place. Rien de bien nouveau ou surprenant ici.

Par contre, un symptôme d’une démocratie vacillante est la dénonciation d’une prétendue « République des juges » par des responsables de partis politiques se voulant par ailleurs respectueux de la Constitution mais mécontents d’une décision rendue. Récemment, le Conseil constitutionnel, dont la décision sur la réforme des retraites avait déjà fait l’objet de vitupérations, fut ainsi accusé de « coup d’Etat » ou de « hold-up démocratique » pour avoir censuré une large part de la loi immigration, alors qu’il ne faisait que lire la Constitution. Plus généralement, la légitimité des organes indépendants est régulièrement remise en cause. Le peuple doit-il être souverain ?

La séparation des pouvoirs requiert une vigilance

Entendons-nous bien : l’indépendance des juges et autorités, si elle est une pièce angulaire de nos démocraties modernes, n’est pas une panacée. Tout d’abord, elle ne vaut que par la qualité du processus de sélection de leurs dirigeants : compétence irréprochable et capacité d’internalisation de la mission en se détachant de ses préconceptions idéologiques (les décisions récentes de la Cour suprême des Etats-Unis montrent la pertinence de ce dernier critère !). Ensuite, parce que leur mission doit être claire et délimitée, comme je l’ai argué récemment [« Socially Responsible Agencies », dans « Competition Law and Policy Debate », volume 7, n° 4, avril 2023, p. 171-177]. Une mission précise limite la dose de subjectivité qui prête forcément le flanc à la critique.

On peut à ce sujet s’inquiéter de la tendance du législateur à voter des lois de plus en plus vagues, qui incitent les juges à statuer dans des domaines qui relèvent normalement de ce dernier, mettant à mal le principe de séparation des pouvoirs. La politique partisane, les stratégies médiatiques, les amendements sans fondement évincent parfois le travail de fourmi sur les textes, moins visible mais infiniment plus important.

De même, l’on peut s’inquiéter quand l’exécutif se défausse en matière d’environnement ou de solidarité européenne en espérant que des organes indépendants (la Banque centrale européenne, l’Autorité de la Concurrence ou même les juges) prendront le relais ; sauf que ces derniers n’ont ni légitimité à suppléer l’exécutif (l’engagement de fonds publics pour venir en aide à d’autres Etats est une décision politique), ni capacité à remplir de telles missions (les autorités indépendantes n’ont aucun moyen de vérifier les émissions de CO2 ou de les taxer).

S’agissant de la Constitution, l’on peut estimer que certains de ses éléments sont obsolètes ou contre-productifs. Si la Constitution américaine (certes menacée aujourd’hui par l’assujettissement politique de ses juges) a fait la preuve de sa résilience pendant deux siècles et demi, certains de ses articles, dont le droit au port d’arme, ont depuis longtemps été perçus comme discutables. Aucune Constitution n’est parfaite. Une Constitution n’anticipe pas toutes les contingences. La rédaction d’une Constitution fait face à un dilemme entre une précision limitant la flexibilité future et un énoncé de grands principes acceptables mais vagues et laissant beaucoup de discrétion quant à leur interprétation lorsque surgissent des problèmes spécifiques.

De plus, une Constitution n’est jamais conçue derrière le voile d’ignorance : ses promoteurs peuvent mettre en avant leurs objectifs propres. Les Pères fondateurs de la Constitution américaine, bien qu’emprunts d’humanisme dans l’ensemble, ne firent rien contre l’esclavage dont ils bénéficiaient pour la plupart. Souvenons-nous aussi que l’objet de la Constitution de 1958 n’était pas, au début, de créer des contre-pouvoirs, mais de protéger l’exécutif contre le législatif.

Un narratif redoutable

Un bon narratif emporte l’adhésion immédiate : son message « va de soi ». Adhésion un peu trop immédiate d’ailleurs, car elle nous empêche ou nous décourage de réfléchir sur ses conséquences. L’archétype de ce narratif est « le peuple est souverain ». Comment un démocrate convaincu peut-il objecter à ce narratif ou même y mettre des réserves ? (Oublions ici l’étape suivante, le corollaire implicite des personnels politiques tenant ce discours : « nous sommes le peuple », qui devrait nous mettre la puce à l’oreille.)

L’on constate aujourd’hui une vague de fond chez nos politiques, intellectuels et communicants, dont le soubresaut anti-Conseil constitutionnel n’est qu’un petit élément, même s’il n’est en rien anodin. Allumez votre radio et vous entendrez l’intervenant dire que le malaise politique actuel vient de l’absence de vraie démocratie, que les énarques gouvernent le pays sans connaissance du terrain, que les élites (dont l’orateur s’exclut provisoirement !) sont en décalage avec la vraie vie… Bien sûr, il y a un grain de vérité dans ce discours, ce qui assoit sa légitimité. Mais le sujet n’est pas de juger le système dans l’absolu, mais de le comparer aux alternatives. Et c’est là que le bât blesse.

Alors, il suffirait d’organiser des référendums d’initiative citoyenne ou des conventions citoyennes, de réduire l’indépendance des juges, du Conseil constitutionnel, du Conseil d’Etat, des autorités indépendantes, et de laisser enfin le peuple s’exprimer (essentiellement sur les sujets sur lesquels il sera en accord avec l’intervenant bien sûr) ?

Le fait que partout dans le monde les démocraties libérales (y compris la Suisse et la Californie, érigées en têtes d’affiche des Etats de démocratie délibérative) soient représentatives devrait nous faire réfléchir.

Quand le peuple œuvre contre lui-même

Le peuple avait-il raison de voter pour les nazis ? De fermer les yeux sur les persécutions des juifs et autres minorités ? De voter le Brexit ? Aura-t-il raison de réélire Trump en novembre ? De rétablir la peine de mort ? De proclamer la préférence nationale ? De voter de façon opportuniste pour une répudiation des engagements de l’Etat (par exemple en discriminant les étrangers, en refusant d’obéir aux décisions européennes ou en répudiant la dette de l’Etat) ?

Il y a fondamentalement trois raisons pour lesquelles, dans son propre intérêt, le peuple a besoin de contre-pouvoirs : le manque d’information, la protection des minorités et des droits fondamentaux, et le court-termisme.

• Le manque de compétences et d’information est clair. Comme notre vote individuel ne changera jamais le résultat d’un référendum, nous nous comportons tous en passagers clandestins et n’acquérons pas assez d’information pour atténuer nos préjugés et comprendre les vrais enjeux d’une décision. Plus généralement, la souveraineté du peuple ne garantit pas sa mise en responsabilité ; les votes aux référendums sont souvent déterminés tout autant par le soutien ou l’opposition personnelle au gouvernement en place que par la question qui est posée. De plus, la formulation exacte de cette question a un impact déterminant sur le résultat.

La démocratie représentative est depuis des siècles l’approche préférée pour remédier (mais pas éliminer) le problème informationnel. Nos représentants ont beaucoup plus de temps à consacrer à la chose publique que nous et disposent d’un staff leur permettant d’évaluer les conséquences des politiques alternatives. Bien sûr, tout n’est pas parfait : par exemple, nous avons beaucoup trop de représentants (près d’un millier, alors que nous ne sommes qu’un petit pays) et beaucoup trop de strates au niveau décentralisé. Et l’on peut parfois regretter le manque de profondeur intellectuelle et l’irrespect de l’autre dans les débats au sein de l’Hémicycle.

• L’impératif de protection des minorités n’a pas besoin d’argumentation. La seule solution est bien sûr de la confier à une autorité indépendante, en aucun cas tributaire de l’opinion majoritaire. Le président du Conseil constitutionnel le rappelait récemment : « Nous n’avons pas été guidés par l’opinion publique… Sinon, il faut mettre à la tête du Conseil constitutionnel le directeur de la Sofres. »

Peut-être moins intuitif est l’importance des juges et autorités indépendantes contre le court-termisme du peuple majoritaire et de ses représentants politiques. Prenons l’exemple de l’« expropriation » des investisseurs étrangers. On peut taxer plus les entreprises étrangères, ou rendre des jugements biaisés dans les litiges les concernant, une fois qu’elles ont fait des investissements non recouvrables dans notre pays ; on peut répudier la dette publique lorsque cette dernière est détenue à l’étranger. Dans le court terme, et oubliant toute considération éthique (l’inviolabilité des contrats), l’expropriation bénéficie au peuple ; à plus long terme, le pays s’isole, fait face à des mesures de rétorsions ; il compromet simplement son avenir.

Les populistes, trop souvent, attisent notre propension au court-termisme. Inversement, des institutions comme la Cour des Comptes, le Conseil d’Etat ou le Conseil constitutionnel sont les derniers remparts contre cette démagogie. Et c’est justement la présence de ces autorités indépendantes qui font que les investisseurs étrangers font confiance à notre pays.

La demande de plus de démocratie

Les nombreux appels à la démocratie délibérative sont-ils alors irréfléchis ? Le rejet actuel de la politique interpelle, et la perspective de débats argumentés et respectueux entre les citoyens est attirante. L’échange intellectuel sur des sujets d’actualité renforcerait la démocratie et éloignerait le complotisme ambiant. Encore faut-il bien l’organiser.

• Le purement délibératifNotons que les Etats, français ou étrangers, n’ont pas attendu les conventions citoyennes ou les commissions délibératives pour recueillir les avis et sentiments des citoyens. Les auditions publiques sont un mécanisme de base de la pratique administrative, venant en complément des rapports d’expert ; de sorte que les récriminations du type « “On” ne nous écoute pas » peuvent parfois être traduites en « Nous n’avons pas eu gain de cause », ce qui est quand même assez différent. Mais l’écoute est cruciale et peut sans doute être renforcée.

Cependant, ce genre d’institutions doit rester délibérative et non décisionnelle ; elle ne doit pas se substituer au Parlement. Tout d’abord, il est difficile d’avoir une instance représentative, même si les membres en sont tirés au sort. Participer de façon efficace requiert une présence pendant de longs et nombreux week-ends à Paris et des lectures complémentaires substantielles ; nul doute que ceux/celles assumant cette responsabilité seront plus enclins à accepter le sacrifice s’ils ont un os à ronger (et donc ne sont pas représentatifs), ceci d’autant plus que l’instance n’est que consultative. Ensuite, le choix des présidents et personnalités qualifiées se révèle décisif, car ils joueront un rôle important dans l’accès à l’information des membres de la convention. Enfin, et la convention citoyenne pour le climat en est un bon contre-exemple, il faut mettre les participants en situation. L’Assemblée nationale est soumise à un exercice budgétaire ; toute mesure proposée doit être chiffrée et financée par une hausse des impôts, une réduction de services publics ou des transferts sociaux. Ce n’est pas le cas de ces conventions en général, avec le risque que les recommandations se cantonnent à une liste de souhaits plus ou moins consensuelle.

• Le décisionnel. Au contraire, et sous réserve de constitutionnalité, les référendums contournent le législatif et l’exécutif pour « donner » le pouvoir de décision au peuple. Le référendum est souvent initié par le pouvoir en place, voire un homme d’Etat en quête de pouvoir personnel ; alternativement, il peut être généré par une initiative populaire à la suite d’une pétition. Dans tous les cas, la facilité d’affecter le résultat par le libellé de la question et par le choix du timing, et les raisons déjà invoquées selon lesquelles le peuple ne doit pas toujours être souverain, suggèrent de procéder avec circonspection.

Certaines décisions sont plus propices au référendum que d’autres. Tout d’abord, selon la technicité et l’information dont disposent les citoyens : un référendum sur des sujets très techniques, scientifiques ou économiques, est peu avisé (surtout dans le contexte anti-sciences actuel !). Ensuite, la question exacte doit être contrôlée par une autorité compétente et indépendante, comme c’est le cas aujourd’hui avec le contrôle de conformité à la Constitution, qui notamment protège les minorités. Enfin, la pertinence d’un référendum est conditionnée à la volonté de poser une question précise et univoque, et non point une question vague et ambiguë qui ouvre la porte à la démocratie plébiscitaire et au populisme.

Reste la question des mille euros : comment la Suisse est-elle parvenue à une utilisation acceptable des référendums ? Elle vota « non » à de nombreuses propositions empreintes de démagogie (mais pas toujours, comme le montrent le vote de 2009 contre la construction de minarets et celui de 2014 sur les autorisations de séjour pour les étrangers, qui allait à l’encontre des accords entre la Suisse et l’Union européenne). Y a-t-il un problème de poule et d’œuf ? Les Suisses se sont-ils montrés matures parce qu’on leur fait confiance, ou leur a-t-on fait confiance car ils s’en sont montrés dignes ? Revenant à la question de la profondeur de la réflexion personnelle, quelle part peut-on attribuer à l’organisation de ces référendums et la concertation les précédant ? S’il ne faut donc pas faire une équation trop rigide entre référendum et populisme, évitons les formules à l’emporte-pièce et la nostalgie imaginée d’une vraie démocratie. En faisant semblant d’ignorer que le diable est dans le détail, c’est l’appel au peuple qui représente le vrai coup d’Etat."

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